Interview de Sara Angéli-Aguiton
" Mettre en démocratie les technologies émergentes"
Article mis en ligne le 10 octobre 2015

par Universite Populaire Toulouse

1 - Dans l’introduction de ton article publié dans Contretemps 26, tu signales que les nouvelles sciences, dont la biologie synthétique apparaissent comme des « technologies de réconciliation entre le développement et les préoccupations écologiques » Cette idée laisse tout simplement supposer que nous serions en mesure de réparer tout ce que nous avons abîmé, détruit…une incitation en quelque sorte à ne rien modifier dans notre comportement. Que sommes-nous en réalité capables de « réparer » ? Ces technologies émergentes, globalement marquent-elles un tournant dans le rapport industrie écologie ?

Deux éléments pour te répondre. D’abord, on peut voir que la grande majorité des promesses d’applications industrielles de biologie synthétique consiste effectivement en une « réparation » des dégâts environnementaux. Réparation au sens strict, comme avec l’usage de micro-organismes dans des projets de dépollution, réparation au sens large, comme avec le développement d’agrocarburant ou de nouveaux procédés biochimiques moins polluant que la chimie de synthèse. J’insiste sur la dimension « promesse » : on est souvent loin des applications, mais ce sont des promesses fédératrices de moyens, de financements publics notamment. Ces promesses sont toutefois intéressantes car elles reposent toujours sur une position de distanciation d’avec les formes industrielles traditionnelles. Et, c’est d’ailleurs dans cette distance que ces technologies parviennent à intéresser les univers politiques et économiques.

Si on prend cette question à un deuxième niveau, elle nous informe aussi de certaines mutations des modèles productifs du capitalisme contemporain. Les biotechnologies constituent l’une des zones autour de laquelle on nous assène que la relation entre capitalisme, développement technologique et écologie n’est pas conflictuelle, mais « productive ». Les technologies émergentes (biotechnologies, mais aussi nanotechnologies, géo ingénierie, chimie « verte ») contribuent à un nouveau discours du « progrès », permettant de dire que la crise environnementale ne nécessite pas l’établissement de « limites » mais qu’elle peut être résorbée, contenue, par plus d’innovation (qui est, par ailleurs, l’un des leviers de la croissance). En ce sens, je crois qu’il y a effectivement la transformation d’un rapport industrie/écologie, initiée déjà depuis les années 1990 dans l’idée du « développement durable » : les franges du capitalisme basées sur l’innovation ont intégré la crise environnementale dans leurs fonctionnements.

2 - Tu nous apprends que Toulouse est avec Evry un lieu important pour ces nouvelles technologie (Toulouse White Biotechnologie ). Les premières applications de la biologie synthétique française sont l’isobuthène (carburants et plastiques) et la L-Méthionime (acide aminé pour l’alimentation des poules et des porcs). Ces deux applications constituent-elles une rupture avec les recherches précédentes ? Il nous semble malgré tout que les recherches pour des aliments de substitution, poules et porc, renvoient à une logique industrielle peu compatible avec un nouveau rapport industrie/écologie. Qu’en penses-tu ?

Je suis totalement d’accord avec ce constat ! Cet écart permet d’ailleurs de nuancer un peu les choses. Dire que le capitalisme basé sur l’innovation intègre les questions écologiques, cela ne veut évidemment pas dire que les logiques industrielles sont profondément réformées – ni même que ces innovations biotechnologiques ne viendraient pas s’insérer dans des systèmes productivistes très critiquables d’un point de vue écologique. Les cas de l’isobuthène et de la L-Méthionime illustrent deux phénomènes :
1) que l’industrie chimique ne cherche pas nécessairement à « écologiser » ses applications, mais plutôt ses procédés de production. C’est le même phénomène que l’on rencontre autour des agro-carburants, qui portent évidemment toujours la promesse d’un monde futur motorisé.
2) que les intérêts que cette industrie poursuit sont économiques avant tout. Rappelons ici que c’est aussi la raison économique qui encourage le « verdissement » des promesses industrielles, car de nombreuses subventions, défiscalisation et aides publiques sont débloquées pour ce genre de projet.

3 - Peux-tu nous dresser un tableau, le plus précis possible, des cadres militants, contestataires qui existent dans ce pays sur la question des sciences.

L’historien des sciences Dominique Pestre distingue quatre formes de critiques sociales sur les questions scientifiques, une typologie qui grossit le trait, mais qui permet d’éclaircir les différents cadres militants. Le premier groupe correspond à ceux et celles qui se positionnent en réaction au développement techno-industriel, que ce développement prenne la forme des OGM, de l’amiante, du nucléaire, etc. C’est un groupe qui lutte « contre », qui investit souvent les arènes judiciaires et tend souvent vers la contre-expertise. Le deuxième groupe réunit les producteur.rice.s de savoirs, soit parce qu’ils.elles sont passionné.e.s (savoirs amateurs, savoirs alternatifs, inventaires, biodiversité) soit parce qu’ils.elles sont malades, et qu’ils.elles sont en situation d’expertise sur leur propre sort. Le troisième groupe serait celui des expérimentateur.rice.s, des militant.e.s des logiciels libres aux défenseur.se.s des savoirs des peuples indigènes. Enfin, le quatrième groupe réunit ceux et celles qui font le lien entre critique du système et critique des technosciences. Ce dernier groupe est assez minoritaire (ses membres sont souvent altermondialistes, écologistes et décroissant.e.s) et propose de politiser les « trajectoires technologiques » dans lesquelles nos sociétés s’engagent en permanence.

Voilà pour la trame générale. Si on s’intéresse plus précisément à la biologie synthétique et à la critique sociale, je dirais que mes recherches ont identifié trois formes d’investissement militants sur ces enjeux. Deux de ces trois formes concernent la France, et elles sont d’ailleurs en conflit l’une avec l’autre. En Amérique du Nord, la critique est organisée autour d’ETC Group (acronyme d’Erosion, Technology, Concentration), qui est un « watchdog » proche des milieux paysans et altermondialistes qui s’est concentré sur les impacts sociaux, économiques et politiques des technologies émergentes. ETCGroup produit des campagnes sur la biologie synthétique depuis longtemps, est à l’origine de nombreux documents et rapports, fait un gros travail de politisation et de publication des problèmes induits par ces technologies. Son logiciel politique est globalement altermondialiste, écologique et en défense des droits de la petite paysannerie. En France, le tableau est différent. On constate une ligne de clivage assez net autour de la question de la « démocratisation ». D’un côté, on a les militant.e.s de la démocratie technique, des chercheur.se.s et des associatifs, qui essaient de porter un débat sur la biologie synthétique, et qui se sont très vite institutionnalisé.e.s. Leur logiciel critique est d’abord et avant tout celui de la démocratisation des technosciences, et de la généralisation des dispositifs de dialogue « sciences société ». D’un autre côté, on trouve des groupes comme les chimpanzés du futur qui sont venus perturber le débat public organisé (par les premiers) au CNAM. Ces groupes portent dans l’espace public une critique plus radicale, et plus intransigeante concernant les dispositifs institutionnels qui essaient d’intégrer la critique coûte que coûte.

5 - Les dispositifs participatifs, dans le domaine des sciences, comme sur la plupart des sujets,sont des instruments qui servent à mesurer la dépendance des organisations et des individus aux institutions et à leur représentation de la démocratie. Participer, est une chose nécessaire, partir quand les limites des persuasions sont atteintes est une obligation. Mais partir ne suffit pas, il faut savoir transformer un échec programmé en tremplin de mobilisation.

Si on reformule l’idée de Poulantzas, on peut dire que la démocratie, est une cristallisation des rapports sociaux d’une époque donnée. Si on pense aux relations sciences/démocratie dans le cas de nos démocraties libérales européennes, on peut dire que les dispositifs participatifs sont une cristallisation de rapports de force entre des forces sociales critiques en demande d’espaces démocratiques et des institutions néolibérales, qui cherchent à la fois le développement technologique et la quiétude de la société civile. Parce que les dispositifs participatifs procèdent de cette cristallisation, ils oscillent entre deux logiques. Dans la première, la participation est un instrument de gouvernement par lequel les autorités se posent en instance de rassemblement des citoyen.ne.s et acteur.rice.s sociaux autour d’un débat sans rien faire de ses conclusions. Dans la seconde, ces mêmes dispositifs constituent de nouveaux espaces, de nouvelles prises, pour la contestation. Le cas des nanotechnologies et de la biologie synthétique sont de bonnes illustrations de ces deux logiques. D’une part, il a été documenté que les dispositifs de démocratie technique mis en place pour ces technologies avaient pour fonction de limiter les contestations, d’étouffer les critiques. Mais, en même temps, ces espaces venaient offrir une nouvelle ressource pour les contestataires. En effet, comment est-ce que l’on peut contester des projets techniques émergents, dont le développement, le financement publics et les intérêts investis sont très opaques ? Quand les recherches se déroulent loin de l’espace public ? Passer par la critique de la démocratie participative, c’est aussi un moyen très efficace de faire exister une critique lorsque les « prises » manquent pour la contestation. En matière de critique des technosciences comme pour la critique sociale, l’effet « tremplin de mobilisation » que tu évoques, est moins permis par les « échecs assurés » d’une participation instrumentalisée que par l’accumulation des succès contestataires précédents. Et, ces succès, en France, ils ont eu lieu dans la critique couplée des technologies et d’une démocratie instrumentalisée. En se sens, je dirais d’ailleurs plutôt que ceux et celles qui brandissent le slogan « participer, c’est accepter » n’abandonnent pas l’espace de débat, mais ils.elles y intensifient les conflits, perturbent le programme, politisent le problème autrement.

6 - Sciences-armée –industrie , donc les sciences peuvent changer de nom, inclurent des préoccupations écologiques…cela ne suffit pas à en faire des ennemies de patrons et des généraux, mieux les milieux d’affaires peuvent les utiliser pour leurs propres besoins de recherche…C’est bien le système qu’il faut changer ?

Oui, mais ce qu’il faut absolument garder à l’esprit c’est que les savoirs et les techniques ont toujours fait partie du « système », et qu’elles feront également partie d’un autre système si on venait à en changer. L’enjeu c’est, je crois, plutôt de comprendre la nature des relations entre différentes sphères : Comment comprendre le fait que les savoirs s’industrialisent de plus en plus alors qu’on nous promet de plus en plus de démocratie ? Pourquoi l’Union Européenne souhaite faire de nous des citoyen.ne.s des « sociétés de la connaissance » ? Comment les startups technologiques sont-elles devenues des emblèmes d’émancipation ? Comment est-il possible que l’écologie, qui nous semble à première vue un principe limitatif du capitalisme, soit devenu un principe actif ? Donc oui, il faut changer le système, mais il faut aussi comprendre comment il se nourrit de nos désirs et de nos forces de changement pour se transformer tout seul sans ne rien changer en profondeur.

Un lien ci-dessous pour consulter un article de La sur la société TWB Dépêche http://www.ladepeche.fr/article/2015/10/06/2191968-la-toulouse-white-biotechnology-cartonne.html