SNCF : pourquoi tant de grèves ?
Franck Seuret et Pierre Sohlberg Alter Eco N° 174 octobre 1999
Article mis en ligne le 22 octobre 2011

par Universite Populaire Toulouse

Le dialogue tourne trop souvent au conflit, dans l’entreprise publique, même si la volonté d’apaiser le climat social s’affirme aujourd’hui.

Record absolu pour la SNCF. L’entreprise publique, qui représente moins de 1 % de la population active, " produit " bon an mal an de 15 à 25 % des jours de grève, tous secteurs confondus. Depuis 1984, elle enregistre, entre grèves nationales (la dernière a eu lieu en mai 1999) et grèves locales (moins médiatiques, mais beaucoup plus nombreuses), plus de 150 000 jours de grève en moyenne – sans tenir compte des grands conflits de 1986 et 1995. " Cela ne fait jamais qu’une journée par agent ", minimisent les syndicats. C’est vrai, mais ces arrêts de travail ne passent pas inaperçus dans une entreprise où 3 % de grévistes – qu’ils soient contrôleurs ou conducteurs – suffisent à paralyser 30 % du trafic et à bloquer sur les quais une partie des 2,5 millions de passagers et des 370 000 tonnes de marchandises transportées quotidiennement.

Ces poussées de fièvre détonnent d’autant plus que, peur du chômage et contrats précaires aidant, le nombre de journées de grève a baissé en France de moitié durant la même période. Un constat qui a fait dire à Louis Gallois, son président, que " la conflictualité à la SNCF reste une sorte de drogue " et " constitue un obstacle majeur au développement de l’entreprise " (1). Comment en est-on arrivé là ?

Les effectifs fondent

Contrairement aux idées reçues, la SNCF n’a pas toujours cultivé la " gréviculture ". " De 1969 à 1979, la combativité du mouvement cheminot est en dessous de la moyenne nationale, rappelle Christophe Cauchon, économiste, auteur d’une thèse sur le sujet (2). Il faut attendre 1984 pour que la politique d’austérité du gouvernement restaure une certaine liberté de l’action revendicative. "Avec un leitmotiv : des embauches. Au fil des ans, l’emploi est devenu l’obsession des cheminots, qui ont vu fondre leurs effectifs, baisse du trafic et fermetures de lignes secondaires obligent. De 350 000 en 1960, le nombre d’employés a chuté à 200 000 en 1991 puis à 174 000 en 1997. Depuis, il s’est stabilisé, mais le trafic, lui, est reparti à la hausse. " On a assuré l’an passé un trafic égal à celui de 1992 avec 25 000 personnes en moins ", insiste Bruno Dalberto, ex-secrétaire général de la CFDT-cheminots.

La réduction des effectifs de la SNCF n’a pourtant rien d’extraordinaire : elle correspond à des gains annuels de productivité de 3 % sur les dernières décennies. Suppression de milliers de passages à niveau gardés, progrès des matériels qui réduisent les besoins de maintenance, automatisation croissante de multiples activités, tout concourt à diminuer les effectifs, même si, parallèlement, d’autres besoins se développent, en matière commerciale ou de sécurité notamment.
La crispation sur l’emploi ne serait pas si forte si elle ne s’accompagnait pas d’une incertitude quant à l’avenir de l’entreprise. Dans un contexte où les services publics sont, les uns après les autres, mis en concurrence, les cheminots redoutent, non sans raison, les évolutions en cours, qui leur font craindre une remise en cause de leur statut et des avantages qui lui sont liés : sécurité de l’emploi, retraite à 50 ans pour les conducteurs et à 55 ans pour le reste du personnel, etc.

Historiquement, ce statut n’était pas un ensemble de " privilèges ", comme on le dépeint aujourd’hui. Il constituait simplement un forme particulière de contrat de travail, lié aux contraintes spécifiques au chemin de fer. A une époque (le XIXe siècle) où la main-d’oeuvre était très mobile et l’absentéisme important, la nécessité d’assurer la continuité et la qualité du service public (travail de nuit et le week-end, règles de sécurité, etc.) supposait d’imposer au personnel des obligations de présence quasi militaires, dont la contrepartie logique était une forte sécurité de l’emploi. C’est pourquoi les cheminots considèrent leur statut comme indissociable de l’organisation même du service rendu par la SNCF à ses usagers. Et comme ce service, quand les trains roulent, est plutôt de bonne qualité, en comparaison de celui offert par les autres compagnies ferroviaires européennes, ils en déduisent que toute volonté de changement ou de remise en cause de tel ou tel avantage traduit un a priori idéologique hostile à l’égard d’une entreprise publique et de ses personnels qui n’ont pas démérité. " La corporation s’est accoutumée à percevoir comme autant d’évidences un jeu symbolique d’équations : chemins de fer = service public = entreprise publique = statut = garantie de l’emploi = régime de retraite spécifique ", note Georges Ribeill (3), directeur de recherche au laboratoire Techniques, territoires et sociétés (Ura-CNRS).

Pourtant, l’absence de continuité du service engendrée par les grèves conduit logiquement à s’interroger sur la légitimité du statut. Nombre d’observateurs, sans être des libéraux forcenés, considèrent que l’introduction d’un service minimum devrait être la contrepartie logique du maintien de la garantie de l’emploi. Mais ouvrir une telle discussion supposerait que les cheminots acceptent le changement, que la direction sache le conduire et que les pouvoirs publics soient à même d’offrir des perspectives claires à l’entreprise. Trois conditions qui sont loin d’être réunies.

Un pouvoir d’obstruction considérable

Côté cheminots, la résistance au changement est d’autant plus forte que la corporation dispose d’un pouvoir d’obstruction considérable. Non seulement les cheminots peuvent faire grève sans risquer de mettre en cause leur emploi – la SNCF ne sera pas mise en faillite (4) –, mais leurs arrêts de travail ont un tel coût pour la collectivité que les pouvoirs publics sont amenés à intervenir pour mettre fin au plus tôt au conflit et satisfaire les revendications. D’où le sentiment mitigé de l’opinion face à ces grèves, qui balance entre l’exaspération quand elle se trouve bloquée sur les quais et la sympathie pour une corporation qui peut encore faire grève là où tant d’autres ne le peuvent plus. Cette conjonction d’un rapport de force très favorable et d’une situation avantageuse, mais menacée, rend la base toujours prête à l’action.

Dans ces conditions, " telle phrase malheureuse, tel effet d’annonce autour de quelques mots tabous très sensibles, comme régime de retraite, droit de grève, contrôle d’aptitudes, peuvent soulever toute la corporation ", poursuit Georges Ribeill. Résultat : les deux tentatives de Jacques Chirac en 1986 et d’Alain Juppé en 1995 de réformer le statut ont été vécues par les cheminots comme une rupture de contrat, à laquelle ils ont immédiatement répliqué par les deux plus grandes grèves des quinze dernières années. Et le sujet reste ultrasensible. Au mois d’avril dernier, tous les syndicats de la SNCF, à l’exception de la Fédération maîtrise et cadres (5), ont unanimement rejeté " tout allongement de la durée des cotisations pour une pension à taux plein ", en réaction aux propositions du rapport Charpin sur les retraites.

Des syndicats revendicatifs

Avec un taux de syndicalisation de l’ordre de 30 %, très supérieur à la moyenne nationale, la SNCF constitue un bastion du syndicalisme, dont est d’ailleurs issu Bernard Thibault, nouveau secrétaire général de la CGT. Mais cette puissance syndicale, dont on pourrait attendre qu’elle canalise le dialogue social, tend à le rendre plus difficile, pour cause de division. Si la CGT dispose d’une solide majorité relative (46 % des voix aux dernières élections des comités d’établissement et 53,6 % des sièges en mars 1998), elle est en concurrence avec la CFDT (19,6 % des voix et 21,1 % des sièges) et, dans certaines régions, avec Sud-Rail, issu d’une scission de la CFDT en 1996 et qui défend des positions plus tranchées. La surenchère est encore entretenue par l’existence de syndicats catégoriels, comme la Fédération générale autonome des agents de conduite (FGAAC).

Dans un contexte d’incertitude sur l’avenir de l’entreprise, dû notamment au manque de lisibilité des intentions des pouvoirs publics, les syndicats ne pouvaient guère choisir une stratégie d’accompagnement critique du changement. D’où la logique de radicalisation autour de la défense des acquis qui a prévalu depuis 1993, en réponse aux inquiétudes de la base.

La dernière grève nationale illustre parfaitement cette spirale de la surenchère syndicale. Le 15 avril, Louis Gallois propose aux syndicats un projet d’accord sur les 35 heures. Si la CGT et la CFDT approuvent globalement le texte, la FGAAC, elle, le condamne. Ce qui fâche surtout ce syndicat, c’est la proposition faite aux conducteurs de travailler en moyenne 16 minutes de plus quotidiennement en échange de sept jours de repos supplémentaires. Pas de quoi hurler au loup, surtout lorsque l’on sait que ces roulants travaillent 31 h 30 en moyenne par semaine. Et pourtant, le 27 avril, la FGAAC appelle à la grève. Une grève soutenue par Sud-Rail et FO, dont le rôle a été mineur dans la négociation, mais aussi par certaines sections locales de la CGT, hostiles à la position conciliante de leur direction sur ce dossier. Poussée par sa base et les autres syndicats, la CGT dépose un préavis de grève pour le 10 mai. Ce durcissement cégétiste, qui reste malgré tout favorable à la signature de l’accord, amène la direction à de nouvelles concessions le 5 mai. Une avancée qui permet à la CGT de donner des gages à sa ligne dure. Elle transformera finalement son appel à l’arrêt du travail en simple journée d’action. Mais cette grève de la surenchère aura coûté à la SNCF au moins 300 millions de francs.

Un univers militaro-hiérarchique

La direction, elle aussi, a sa part de responsabilité dans les conflits. Louis Gallois lui-même en est conscient : " Quand un phénomène [la conflictualité] atteint une telle ampleur et a une telle durée, tout le monde est responsable " (1). Si les syndicats n’ont pas la culture du compromis, l’encadrement de l’établissement public non plus. La faute à une gestion sociale empreinte de " centralisme autoritaire, du paternalisme de sa hiérarchie et de discipline militaire ". " L’univers militaro-hiérarchique de la SNCF ", dénoncé par Georges Ribeill en 1994 (6) n’a pas beaucoup évolué. Entre les cadres, issus à 60 % de la base – qui " jouent aux petits chefs ", dixit un cheminot –, et la direction, composée de polytechniciens et d’ingénieurs sortis des grandes écoles – " qui ne connaissent rien au chemin de fer " –, les agents ne se sentent ni compris ni écoutés.

" Le mode de fonctionnement de l’entreprise est encore extrêmement pesant et cloisonné ", reconnaît d’ailleurs Louis Gallois (7). " Cette gestion centralisée laisse très peu de marge de négociation à la hiérarchie de proximité ", regrette Didier Le Reste, secrétaire de la CGT-cheminots. " Le responsable de l’unité ou le chef d’établissement ne dispose ni des moyens économiques ni de l’autorisation de donner satisfaction aux revendications ", précise Christophe Cauchon. Et ce qui est vrai au niveau inférieur l’est aussi au niveau le plus élevé. " Les négociations à la SNCF prennent très vite un tour politique ", explique un cadre dirigeant. Pour des raisons qui tiennent au statut de l’entreprise, à sa place dans la vie économique et sociale et aux répercussions budgétaires des décisions prises. L’évolution des effectifs est ainsi placée sous le contrôle de Bercy, et tout conflit est rapidement géré au niveau du ministre, voire de Matignon. Une situation qui réduit d’autant l’autorité de la direction tout en incitant les syndicats à placer tout de suite l’action au niveau politique, là où sont les " interlocuteurs valables ".

La grève qui a paralysé le trafic de la région marseillaise en novembre 1998 illustre jusqu’à la caricature la difficulté qu’a l’entreprise pour trouver en elle-même une solution à ses difficultés. Tout commence par une revendication classique – le manque d’effectifs – et le dépôt d’un préavis de grève des agents de conduite du dépôt de Marseille-Blancarde. Comme bien souvent, la direction ne reçoit les syndicats que la veille de l’expiration du préavis. Et, comme d’habitude, cette première audience se solde par un échec. Le psychodrame peut commencer avec, d’un côté, des syndicats jusqu’au-boutistes qui maintiennent leurs exigences (80 conducteurs supplémentaires d’ici 2001) et, de l’autre, une direction rigide dont les propositions sont jugées insuffisantes (30 agents supplémentaires). Il faudra finalement douze jours de grève, une cinquantaine d’heures de négociations et l’intervention du préfet de région et du vice-président du conseil régional Provence-Alpes-Côte d’Azur pour parvenir à un accord permettant aux deux parties de sauver la face, avec l’intégration de 60 nouveaux agents !

Vers l’apaisement ?

L’heure est pourtant aujourd’hui plutôt à la pacification des relations sociales. Les deux principaux syndicats de l’entreprise commencent en effet à assouplir leur politique d’opposition systématique pour se rapprocher d’un syndicalisme de proposition. Sur les 35 heures, par exemple, la CGT et la CFDT ont clairement montré leur volonté d’aboutir à un accord. Quant à la direction, elle clame aussi sa volonté de calmer le jeu. Reste à décliner au niveau local l’accord sur les 35 heures signé en juin (voir encadré ci-dessous). " Il y aura une concertation dans chaque établissement. Je souhaite qu’elle se fasse dans le même esprit que la négociation nationale, expliquait récemment un Louis Gallois (8) conscient des difficultés de la tâche. Ce ne sera pas toujours facile ! " D’autant qu’il existe de multiples arrangements ou accords locaux ignorés des directions et qui risquent d’être remis en cause par les réorganisations nécessaires à la réduction du temps de travail. Il n’est pas sûr que son application ne fasse que des heureux, alors que certaines catégories de personnels travaillent à peine 30 heures par semaine pour des raisons qui tiennent au management, à l’organisation de leur établissement et à une charge de travail parfois insuffisante ou mal répartie. Alors que les six autres fédérations syndicales ont affirmé leur opposition à cet accord et que la nouvelle ligne d’ouverture de la CGT est jugée politique (dans le cadre d’une majorité plurielle, avec un ministre des Transports communiste), sinon parisienne par certains militants, l’automne risque d’être chaud.

A plus long terme, l’environnement de la SNCF va continuer à se transformer. La séparation, sous la pression communautaire, de l’exploitation des trains et de la gestion des infrastructures – confiée depuis 1997 à un établissement public spécifique, le Réseau ferré de France (RFF) – a permis de soulager la SNCF de 134 milliards de francs de dettes, liées en grande partie aux investissements dans les nouvelles lignes de TGV. Un allégement légitime : les transporteurs routiers ne financent pas la construction des routes.

Un nouvel environnement

Cette réforme a cependant été vivement critiquée par les syndicats, parce qu’elle crée les conditions du développement d’une concurrence entre compagnies de chemin de fer : le RFF pourrait en effet, comme le souhaite Bruxelles, louer l’usage de ses voies à d’autres compagnies que la SNCF. Mais la réforme a une autre conséquence : en séparant le financement des infrastructures (pris en charge par l’Etat via le RFF) de l’exploitation des trains, elle rend légitime de demander à l’entreprise d’équilibrer ses comptes. D’autant que l’objectif n’est plus hors d’atteinte. Grâce à la reprise de dette opérée par le RFF, le déficit n’a été " que " de 950 millions de francs en 1997 et de 650 millions en 1998, pour un chiffre d’affaires de 43 milliards de francs. Alors que les pertes dépassaient les 15 milliards de francs en 1985 et 1986 !

Cet objectif de retour à l’équilibre ne sera cependant vécu comme une contrainte que si chacun prend conscience, au sein de l’entreprise, que la collectivité ne sera pas toujours là pour combler les pertes. Une telle révolution culturelle est-elle possible ? Elle pourrait être facilitée par la volonté affichée par l’Etat de donner au chemin de fer la place qui lui revient, en concurrence et en complémentarité des autres modes de transport. L’accroissement de l’enveloppe dédiée au rail dans les nouveaux contrats de plan Etat-région (9) est une illustration de cette volonté. Mais le développement des chemins de fer au niveau régional peut être un cadeau empoisonné pour la SNCF. Les régions, " autorités organisatrices " selon les termes de la loi, ont désormais le pouvoir de faire appel à d’autres sociétés de services – Vivendi et ses filiales ferroviaires, par exemple – pour concevoir des schémas régionaux de transport et pour exploiter les lignes régionales. Une hypothèse envisagée en privé par certains responsables régionaux, y compris au sein de la majorité actuelle, si cela permet de faire circuler plus de trains à moindre coût.

La relance du chemin de fer ne dispensera donc pas l’entreprise de s’adapter et de transformer une gestion du personnel hyperbureaucratique. Ce qui suppose que l’Etat accepte aussi de donner une réelle autonomie à la direction de l’entreprise. Des évolutions encore loin d’être acquises, tant ce qui touche à la SNCF demeure une affaire d’Etat.

(1) Le Monde du 14 janvier 1999.

(2) " La hiérarchie face aux réformes de la grande entreprise du service public en réseau et de son marché interne du travail : les cadres de la SNCF ", décembre 1997.

(3) " Le conflit des cheminots de novembre-décembre 1995 : les avatars politiques d’une grève corporative ", Sociologie du travail No 4/97.

(4) Ce qui ne veut pas dire que la SNCF n’a pas été amenée à réduire son activité : le fret a perdu près de 50 % de parts de marché en quinze ans. Mais les grèves à répétition ne sont pas seules en cause dans cette évolution.

(5) Organisation syndicale de cadres adhérente à l’Union nationale des syndicats autonomes (UNSA).

(6) " SNCF : du malaise social à la cassure corporative ", Travail No 31, 1994.

(7) Dans un entretien à L’Usine nouvelle, février 1999.

(8) Interview dans Les Echos du 26 avril 1999.

(9) Contrats de plan Etat-région : engagements à moyen terme de l’Etat sur le cofinancement des investissements publics.